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Le CTO devenu commis de cuisine. Reportage à la Cité Fertile, à Pantin

Publié le 06 juin 2025 à 10:00 par Magazine En-Contact
Le CTO devenu commis de cuisine. Reportage à la Cité Fertile, à Pantin

Joseph Dureau, ingénieur diplômé de Centrale, de la LSE, a été CTO* d'entreprises fameuses, il est désormais commis de cuisine et diplômé de La Source. Parcours de vie et interview, à Pantin, à la Cité Fertile. 

Changer de vie. 

De nombreuses émissions de télévision, reportages dans les magazines en ont fait un de leurs marronniers : ils ont tout plaqué, ils ont changé de vie etc etc. S’ensuit en général un reportage sur un couple parti dans les îles monter un restaurant, un club de plongée ou l’aventure d’un ex-cadre de grand groupe devenu amoureux du Perche ou de la Creuse où il (ils) ont rénové une bâtisse devenue maison d’hôtes. Depuis la Covid, ce scénario s’enrichit de nombreuses variantes.

A Pantin existe une Cité Fertile et bien nommée. La ville, toute proche de Paris, accueille de grandes agences de publicité, des marques de luxe, le métro et de nombreuses initiatives heureuses. La Cité Fertile en fait partie ainsi qu’une école de cuisine originale, très appréciée des élèves qui l’ont fréquentée : La Source. Les avis clients en témoignent.

Joseph Dureau à La Source

Au restaurant d’application qui l’accompagne, on a été en partie servi par Joseph, concentré, discret, dont l’âge et le visage nous avaient laissé augurer un parcours original.

On a eu le droit de parler avec lui, de le prendre en photo, ce qui ne fût pas le cas de tous les protagonistes du lieu. C’est comme ça, dans les concepts qui marchent, les impératifs de la communication les ont envahis.

Qui êtes-vous Joseph et comment êtes-vous arrivés à La Source ?
"J’ai  longtemps été CTO, directeur technique en français, d’une entreprise de la Tech connue en son temps, Snips, qui a été ensuite rachetée par Sonos. J’ai accompagné cette vente, et l’intégration chez Sonos pendant les cinq ans qui ont suivi, ce qui a demandé pas mal de travail et d’énergie. 

J’ai désiré ensuite faire une halte et réfléchir à un autre métier, dans lequel existerait toujours une dimension créative, ou d’invention. Dans la tech, quand on développe des logiciels pour le grand public, cette dimension créative existe, mais j’ai eu envie de voir autre chose. La cuisine  et la pâtisserie m’attiraient et m’ont semblé aussi revêtir cette dimension créative et technique. Je ne suis pas du tout déçu : préparer un repas, faire de la cuisine, avec des aliments sains et ici fermentés, les servir ensuite à des clients, c’est un exercice très stimulant. Il faut de la technique, de l’inventivité et les mettre au service de la création, du plaisir, avec une grande attention au détail. Si l’on ajoute qu’ici on réfléchit à ce qu’on met dans l’assiette, à la façon et aux lieux où ces aliments ont été produits et récoltés, on découvre une forme de vraie profondeur. C’est ce que je désirais.

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La découverte de ce métier et le contenu, la forme de cette formation, auraient pu vous décevoir ?
Ce que j’ai voulu faire en quittant mon poste de CTO était une forme de pas de côté permettant d’étendre le champ des possibles pour la suite de ma carrière professionnelle. J’étais attiré par la cuisine, mais c’est un métier tellement différent que je savais que je ne pouvais pas exactement savoir où j’allais, qu’il y avait une part de saut dans l’inconnu. J’étais prêt à être surpris et je l’ai été, la pratique de la cuisine fait jouer des cordes et des émotions chez moi dont j’avais peu conscience.. Les gens avec lesquels on travaille sont une dimension importante, essentielle. Ici, les chefs et l’équipe de direction sont bienveillants, concernés et pratiquent une pédagogie adaptée. Une des priorités  de l’école est de renouveler la culture en cuisine, de mettre le respect et l’inclusion au cœur de l’enseignement, à contre-courant de la dureté souvent rencontrée en cuisine. Par ailleurs, l’importance donnée à l’éco-responsabilité et à la fermentation (on parle ici de “cuisine du vivant”) sont des orientations extrêmement fertiles. Cuisiner l’entièreté d’un fruit, d’un légume, d’un poisson ou d’une viande, et potentiellement les faire fermenter, amène à se poser des questions, et demande de comprendre les principes fondamentaux de la cuisson et de la conservation.

Les autres apprenants qui suivent la formation avec moi ont des parcours riches et variés. Nous sommes tous en reconversion, il y a d’anciens photographes, journalistes, des personnes qui travaillaient dans les sciences sociales, le marketing ou la production TV. L’ambiance est studieuse mais tout le monde est impliqué, car une reconversion requiert une forte détermination et représente un investissement important, à tous points de vue, y compris financier.

Crédit : Edouard Jacquinet. 

De quoi parlez-vous justement avec ces derniers, durant les pauses ?
Nos expériences passées prennent finalement peu de place dans nos discussions. Ce qui nous relie, c’est la cuisine. Certains rêvent de devenir cuisiniers depuis leur plus tendre enfance, et sautent maintenant le cap. Du coup on parle de cuisine, sous tous les angles. Les plats que l’on aime, les idées que l’on teste, les restaurants que l’on découvre. Le matériel, aussi, ou comment on rééquipe notre chez-nous avec du matériel de cuisine plus professionnel. Et enfin, nos parcours de reconversion : comment on cherche puis on trouve les restaurants dans lesquels effectuer nos premiers stages, nos premiers pas dans le monde professionnel de la cuisine.

A quelle profession la formation vous prépare-t-elle, à un diplôme de cuisinier, de serveur, de pâtissier. A quel titre ?
Pour le moment, la Source forme exclusivement au métier de cuisinier. A partir de la rentrée de septembre 2025, un nouveau cursus de pâtisserie sera lancé. La formation dans laquelle je suis engagé prépare à un diplôme de niveau 3, équivalent au CAP cuisine, mais sans s’astreindre et se limiter au programme strict du CAP cuisine. C’est cette liberté qui nous permet de passer un temps significatif à étudier la fermentation, par exemple, ou qui permet que l’examen pratique se fasse sur des recettes végétariennes, contrairement au CAP classique. Nous sortirons de la formation prêts à exercer le métier de commis de cuisine.

Combien coûte une formation de ce type et qui vous l’a financée ? Votre DIF, votre ex-entreprise en espérant vous revoir ensuite ?
Elle coûte un peu plus de 8000 euros. Je l’ai effectivement financée en partie avec mon Compte Professionnel de Formation (CPF), et en  partie sur mes propres ressources. L’usage que l’on fait du CPF est un choix personnel, sur lequel nos employeurs passés n’ont pas de contrôle. Il y a d’autres façons de financer cette formation, par exemple la région en finance une partie pour certains de mes camarades par le biais du dispositif Transition Pro, qui aide les salariés dans leur parcours de mutation professionnelle, de transition. Il est aussi possible de faire la formation à la Source en apprentissage, dans ce cas un restaurant paye la formation, et le rythme de la formation est différent. L’apprenant alterne alors une semaine de formation et trois semaines en entreprise, pendant un an.

On gagne souvent très bien sa vie dans la tech, quand on est CTO et dans des sociétés bien financées comme Sonos. Songez-vous parfois au fait que si vous devenez cuisinier, restaurateur, le niveau de rémunération ne sera probablement pas le même ?
Oui. Une reconversion représente un investissement financier important, puisqu’il faut pouvoir payer la formation, il faut gérer l’absence potentielle de revenu pendant la formation, puis un revenu au SMIC sur les premiers temps. C’est un investissement financier, mais aussi en temps et en vie sociale, puisque les horaires de travail en cuisine sont souvent décalés par rapport à la majorité des emplois. J’en suis très conscient, de même que les autres apprenants et apprenantes autour de moi. Ce sera un facteur déterminant de la pérennité de nos reconversions. Ce facteur est important pour nous comme pour tous les professionnels de la restauration, et on voit de plus en plus d’établissements s’astreindre à des horaires plus compatibles avec la vie de famille de leurs employés, en fermant par exemple le week-end" 

16h, départ pour l'école

A 16h, Joseph est parti chercher ses enfants à l’école, pas loin, parce qu’il habite à Pantin. Unité de lieu, de temps, d’action, comme dans le théâtre classique. Joseph, ex-ingénieur passé par les grandes écoles (Centrale, LSE) est manifestement un homme qui réfléchit, se questionne, questionne le monde qui l’entoure et l’époque. On lui a donc demandé de répondre à trois autres questions. Les cadres et entrepreneurs qui ont été au cœur du réacteur n’ont souvent pas le temps de répondre à des questions inutiles ou n’ont pas le droit de parler aux médias. Mais maintenant, Joseph est libre.

L’extra-ball
Deux livres récents questionnent le monde de la tech et le secteur de la formation, de façon intéressante. Le premier, Le Cube, révélations sur les dérives de l’enseignement s’intéresse notamment à quelques dérives sur les fonds qui ont envahi le secteur et l’exemple de  Galileo Global Education. Le second, Careless People, écrit par une ancienne de Facebook. Avec le recul, et compte tenu de votre parcours, la tech change t’-elle le monde en bien, puisqu’on parle de tech for good parfois ? 
"Si par la tech on entend les logiciels, le web, les objets électroniques, alors ce ne sont sont que des outils, des outils très puissants. Ces outils peuvent être utilisés pour changer le monde en bien, comme vous dites, mais si l’expression tech for good existe, c’est que tous les usages de la tech ne sont pas bons. Ils peuvent aussi être futiles, ou néfastes. Parfois, l’intérêt général et l’intérêt financier s’alignent. C’est ce qui a permis à des acteurs comme Google et d’autres maintenant de rendre la connaissance accessible en quelques clics, hier par le biais de moteurs de recherche, demain en échangeant avec une Intelligence Artificielle. 

Parfois, l’État s’appuie sur la tech pour mieux remplir ses missions, on voit par exemple que les formalités administratives se sont drastiquement simplifiées grâce au numérique. Les logiciels ont ceci de particulier qu’ils sont coûteux à développer, mais gratuitement reproductibles: il suffit de répliquer le code sur toutes les machines sur lesquelles on veut que le code tourne, et cette réplication est virtuellement gratuite. Cette propriété confère aux logiciels un potentiel d’impact immense: certains logiciels sont utilisés par des milliards de personnes. Cependant, en attendant que la robotique fasse des progrès, les logiciels sont enfermés derrière des écrans et ne peuvent pas directement agir sur le monde réel, ce qui limite leur faculté à répondre à nos problèmes fondamentaux : se nourrir, être au chaud, échapper à la solitude. Il y a aussi beaucoup d’aspects de notre vie où la machine, aussi intelligente soit-elle, ne remplacera pas l’humain. Oui, la technologie peut contribuer à changer le monde en bien, mais la technologie ne pourra résoudre qu’une partie des problèmes auxquels nous sommes confrontés, c’est aussi pour cela que ça m’intéresse de changer un peu d’horizons.

La formation devrait-elle rester un secteur à l’écart du marché financier?
L’est-elle? L’éducation privée représente déjà une proportion importante de l’offre en primaire, en secondaire et dans le supérieur. Le plus important est qu’une offre d’enseignement publique soit accessible à tous, de haute qualité, et ce de manière transversale sur toutes les matières et cursus fondamentaux. A partir de là, si le secteur privé trouve un marché pour encore diversifier l’offre, pourquoi pas, c’est ce qui permet par exemple des initiatives comme la Source qui se construisent sur un modèle privé, payant (et subventionné), qui aidera peut-être à faire évoluer les formations publiques en cuisine vers plus de bienveillance et d’éco-responsabilité. Cependant, si un marché d’enseignement privé fleurit sur les limites de l’enseignement public, alors c’est une sonnette d’alarme pour investir du temps et de l’argent dans l’enseignement public. Je ne pense pas qu’interdire les formations privées soit une solution, mais il me semble que l’argent public devrait prioritairement servir à soutenir l’offre publique d’enseignement.

Que pouvez-vous nous dire sur la fermentation des aliments, et ses vertus, sans relire vos notes ?
D’une part, la fermentation n’est pas une chose nouvelle, elle joue un rôle central dans la préparation actuelle ou historique d’aliments tels que le beurre, les yaourts, le fromage, le vin, la bière, le saucisson, les sodas, etc.

Pour le cuisinier, la fermentation a la vertu d’être une cuisine du temps long. Les légumes lacto-fermentés, les vinaigres ou les misos, par exemple, se conservent pendant des mois. C’est donc une pratique qui ne se fait pas dans l’urgence : en s’organisant, le cuisinier fermenteur peut se retrouver avec un grand nombre de préparations sur ses étagères qui lui fournissent des éléments de préparation originaux et savoureux, qui donnent notamment une grande place à la saveur umami.

Pour le consommateur, la fermentation a d’une part la vertu d’étendre la palette des goûts et d’offrir des sensations surprenantes, ce qui est déjà beaucoup, et par ailleurs elle booste les apports nutritionnels des plats, notamment en termes de probiotiques et de vitamines"

On a passé à La Source un bon moment, on y a savouré un repas équilibré et fermenté, une des spécialités de la cheffe qui y officie, Vanessa Lépinard . Comme le dit une ex-élève, c’est une école formidable, une référence.

Entretien et photos : Manuel Jacquinet, Edouard Jacquinet. 

Pour aller plus loin

Sonos, mécontent des pratiques commerciales d'Amazon, a cessé de vendre sur le site de l'entreprise de Jeff Bezos, à partir de 2021. 

La reconversion à dix-sept points de suture. Un ex-vendeur démonstrateur talentueux de Darty, passé aussi par le Bon Marché, est devenu boucher. Il raconte, ici. 

“Je rêvais de faire hypokhâgne, de porter un tailleur marron” La Anne Weber qui nous a tant émus dans Diabolo Menthe est devenue chef réceptionniste, à Trouville. 

Eloge du carburateur de Matthew B. Crawford, paru en 2009 et quelques autres livres. 

*Chief Technology Officer, directeur technique et innovation. 

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