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Enshittification. La merdification du service et de l’expérience client devient un sujet de livre, un mobile de meurtre

Publié le 26 avril 2025 à 07:00 par Magazine En-Contact
Enshittification. La merdification du service et de l’expérience client devient un sujet de livre, un mobile de meurtre

De nombreuses plateformes et entreprises, qui sont parvenues, dans leur domaine, à devenir incontournables, connues, dégradent peu à peu leur service, la qualité de l'expérience client, visiteurs, patients proposée ou en renchérissent le coût, l'usage. Est-ce nouveau, évitable, des livres sur ce sujet sont-ils suffisants et des réponses adaptées pour résister ? Cette semaine, des hôteliers ont décidé, accompagnés par des cabinet d'avocats, d'attaquer Booking.com. En octobre 2025 sortira le livre de Cory Doctorow. Fin 2024, à New York, un américain a choisi une autre option, radicale. La peine de mort est requise contre lui. 

Cette dégradation est-elle organisée, intentionnelle et répandue ? Un journaliste canadien, Cory Doctorow, une chercheuse française, Mathilde Abel et un spécialiste français de l’expérience client, Manuel Jacquinet, partagent leur point de vue sur les raisons qui expliquent la dégradation du service ou de l’expérience client dans des entreprises qui en avaient fait un de leurs marqueurs. Qu’elles soient américaines ou françaises. Ces auteurs et chercheurs évoquent ce sujet dans des livres, d’autres s'expriment avec un revolver, comme Luigi Mangione, devenu un criminel parce que le service, en l’occurrence l’assurance santé pour laquelle il cotisait, n’était pas rendu, selon lui. Fin 2024, ce jeune homme éduqué a assassiné à Manhattan le PDG d’UnitedHealth Group.

Etat des lieux : la qualité de l’expérience utilisateur, client se dégrade
La « merdification » est un processus inexorable de dégradation de la qualité des services sur les plateformes numériques. Le journaliste canadien Cory Doctorow a conceptualisé cette mutation avec une expression Enshittification, utilisée la première fois sur Twitter en 2022.  Chacun peut faire l’expérience, dans sa vie quotidienne, de la dégradation du service, de la complexification de la moindre recherche sur internet, de la non réalisation d'une promesse commerciale. La fluidité des parcours clients, la joignabilité des plateformes ou de certaines compagnies aériennes sont des items de plus en plus dégradés et occasionnent des posts et réclamation nombreux, sur les réseaux sociaux notamment. Chez Ikea, la  piètre qualité des livraisons et l'injoignabilité du service client sont devenus mémorables, occasionnant la création du hashtag: Ikea Fucked my life. 

« Histoire d’une notion. A une époque qui semble désormais lointaine, aucun résultat « sponsorisé » n’apparaissait en tête de liste lors d’une recherche sur Google. Il était possible de trouver rapidement un utilisateur ou un contenu précis sur Instagram, grâce à un astucieux système de hashtags. Les vidéos mises en ligne sur YouTube n’étaient précédées ou interrompues par aucune publicité. N’importe quel abonné Netflix pouvait donner le mot de passe de son compte à ses proches, et visionner un film en même temps qu’eux. Mieux : un internaute utilisant un comparateur de vols comme Skyscanner pouvait réserver un trajet en avion sans voir le prix augmenter de façon aléatoire à chaque étape de la réservation.

Si cette dégradation de la qualité des services fournis par les plateformes numériques est longtemps restée sous les radars médiatiques, tout utilisateur en a fait l’expérience. Il ne manquait qu’un mot pour désigner ce processus apparemment inexorable de « pourrissement » des plateformes *»

L'obsolescence programmée

Sebmil, le surnom d'un internaute, partage son point de vue en commentaire d'un article déjà publié sur le sujet: 

"Bien que je sois d'accord que l'impact est énorme sur les plateformes, je trouve qu'il est réducteur de mettre l'accent dessus pour la définition générique du terme.
De mon propre constat, la "merdification" est de plus en plus présente à tous les niveaux, y compris dans les produits physiques:
* Durée de vie raccourcie pour vendre régulièrement de nouveaux modèles, quand le produit n'est pas de base pensé pour être jetable
* Produit lié à un service obligatoire (ex: produit qui ne fonctionne pas sans le cloud du constructeur, voire qui cesse de fonctionner lors d'un changement de protocole dudit cloud, perte de fonctionnalité après un certain temps, etc)
* Produit volontairement complexifié pour décourager la réparation ou vendre des services (automobile, électroménager)"
Tout ceci répond à une logique économique au détriment du consommateur (le terme prend ici tout son sens) et de l'écologie.
Après, on a tous notre part de responsabilité là dedans. Comme disait Coluche : "Quand on pense qu'il suffirait qu'on arrête d'acheter pour que ça ne se vende plus !" (même si c'est compliqué à faire comprendre au plus grand nombre.

Ce qui étonne
Deux choses étonnent mais s'expliquent : 

-les clients demeurent attachés à ces enseignes, en restent utilisateurs. 

-l’expérience client, utilisateur, en boutiques, sur les plateformes anglo-saxonnes qui se sont rendues indispensables dans nos vies (Airbnb, Booking, Facebook) se dégradent chaque jour alors que tous les experts indiquent que la qualité de l’UX, de la CX, sont les clés du repeat business, de la fidélisation. Et alors que de nombreux consultants, agences, proposent des services d’amélioration et d’audit dans ce domaine. Pourquoi ? Derrière le terme, nouveau, se révèle une démarche qui n'est, elle, pas nouvelle : la prédation. 

L'évolution de l'iPhone

L’appât du gain, après qu’on est devenu incontournables. Une démarche en trois étapes. 
Les plateformes numériques sont des entreprises particulières, spécialistes du matching, c’est-à-dire de la mise en relation entre des offres et des demandes à (plus ou moins) grande échelle : par exemple, entre un chauffeur de VTC et une personne ayant besoin d’une course ; entre un vidéaste et un spectateur ; entre un acheteur et un vendeur. « Ce sont des professionnels des effets de réseau – c’est-à-dire de la capacité à attirer des publics très différents et de les rendre interdépendants », précise Mathilde Abel

Ces plateformes ont désormais à leur disposition, notamment grâce aux données de leurs utilisateurs, de nombreux outils permettant de mesurer les conséquences de la dégradation de leur service sur leurs marges. Résultat, « ces entreprises exercent leur monopole de façon très spécifique, parce qu’elles sont capables de jouer sur des niveaux de prix avec leurs concurrents, mais aussi sur des niveaux de prix croisés entre leurs différents marchés, explique Mathilde Abel. La capacité des plateformes à faire de la discrimination par les prix et à dégrader leur service a toujours fait partie intégrante de leur modèle économique ».

Chez Amazon, la marketplace a proposé un temps un service devenu incontournable, en btob : souscrire à la FBA, le service de logistique externalisé proposé, qui permet à un marchand de voir ses produits proposés sur Amazon Prime, ce qui améliore son référencement. La plateforme a modifié la pratique puis y est revenue.  

In order to reach shoppers, many sellers also opt for their products to be eligible for Amazon Prime, as this boosts their ranking in Amazon’s search engine. The main way for sellers to attain eligibility is to subscribe to Fulfillment By Amazon (FBA) in order to get their products shipped. FBA is a part of Amazon’s supply chain solutions, and allows sellers to outsource all shipping logistics to the company. 

Amazon  “temporarily relaxed its coercive conduct” in 2018 and did not require sellers to use FBA in order to become Prime eligible. The complaint states that this decision was “immediately popular with both shoppers and sellers,” but that the company soon realized it would create “competition that would threaten Amazon’s monopoly power.” (source: Vice.com) 

Elles procèdent donc en trois étapes, celles que décrit Cory Doctorow dans son livre*: 

A leur naissance, les plateformes ont besoin d’attirer des utilisateurs et cherchent donc à se rendre particulièrement utiles à leurs yeux, quitte à proposer un service à perte; elles cherchent ensuite à attirer des entreprises clientes (vendeurs, publicitaires ou médias) et orientent donc le fonctionnement de la plateforme en leur faveur, aux dépens des utilisateurs. Enfin, une fois la dépendance des uns et des autres à la plateforme acquise, divers mécanismes sont utilisés pour permettre de rediriger la valeur produite non plus vers les utilisateurs ou les entreprises clientes, mais vers la plateforme elle-même et ses actionnaires.

Cette dégradation est-elle répandue, une maladie américaine ?  
Une seconde question se profile, tout aussi intéressante : cette merdification du service concerne-telle également les entreprise et plateformes appréciées en France ? Dans un article instructif du quotidien Le Monde, la chercheuse Mathilde Abel, Post-doctorante au Centre de recherche en économie et statistique de l’Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique, apporte un point de vue circonstancié : 

La « merdification » est indéniablement un mouvement inhérent aux plateformes, mais elle n’est pas exercée de manière uniforme partout. « Ces différences ne sont pas seulement liées à des questions de rationalité économique : elles résultent de choix de gouvernance à l’échelle de l’entreprise, portant sur la façon dont la plateforme exerce son pouvoir de marché », explique l’économiste. 

Un impact important, des dégâts indélébiles
Selon Cory Doctorow, la position dominante des grands acteurs du numérique a un coût économique et démocratique considérable. « Lorsque des entreprises détiennent de tels monopoles, argumente l’activiste, elles deviennent remarquablement insensibles à tout mécanisme de responsabilisation : les consommateurs ne peuvent pas protester contre leurs pratiques en achetant les produits des concurrents, et les gouvernements se retrouvent démunis pour protéger leurs citoyens contre cette extorsion. » 

Les Cahiers de l’Expérience Client.
En sus du livre évoqué en objet de l'article, on pourra lire ou consulter avec intérêt d'autres livres, revues qui documentent les méthodes utilisées ou comment y remédier. On a déjà évoqué dans notre magazine les excellents ouvrages consacrés à Uber, Amazon. Super Gonflé la bataille Uber (les Arènes) ou Amazon Confidentiel. 
Editée sous forme de supplément par le magazine En-Contact depuis une dizaine d’années, la revue française publie, trois fois par an, une série d’enquêtes sur ceux qui transforment l’expérience client, visiteurs, patients, la monitorent ou..  la réparent, parfois via des combats mémorables. 

Elle s’est par exemple intéressée récemment à Airbnb, à l’expérience en gares SNCF ou à ce qui se passe dans l’hôtellerie. On y évoque également les pratiques dolosives en matière d'UX, de CX, de PX, tous ces concepts et acronymes qui décrivent un des éléments de l'expérience ou des parcours clients. CX: Customer Experience. UX: User Experience. PX: People Experience. “ Cette dégradation évoquée n'est pas uniquement à l'oeuvre sur les plateformes, explique l'éditeur de la revue. La suppression récente du dernier point d'accueil physique de l'Office de Tourisme de Paris, opérée en catimini et pour des motifs soi disant financiers, en est un bon exemple: deux personnes, dans un coin, contre toute logique, estiment qu'une conciergerie digitale fera aussi bien, pour accueillir et renseigner des millions de touristes, que des agents multilingues, expérimentés. Ahurissant, dans l'une des villes les plus visitées au monde”.

Lire ici le témoignage de Cat-Khe, l'une de ces conseillères séjour évincées. 

AirbnB : pas aussi bien qu'avant ? 

Ce qui peut être fait, lancé, de pacifique: l'exemple de l'action récente contre Booking.com 
Deux cabinets d’avocats veulent fédérer les hôteliers en France et en Espagne. Leur but : obtenir réparation « pour leurs pertes liées à des commissions excessives » de la plateforme Booking, évoque l’un des avocats à l’initiative de cette action, Marc Barennes. Ils s’appuient notamment sur une décision de la Cour de justice de l’Union européenne de septembre 2024, qui remet en cause les « clauses de parité » imposées par Booking. Ces clauses sont des « dispositions contractuelles qui empêchaient les hôtels et autres hébergeurs de proposer des prix plus bas ou de meilleures conditions sur d’autres canaux de vente, restreignant ainsi leur liberté commerciale », indique un communiqué. Ils se réfèrent également à des décisions des autorités de concurrence espagnole et italienne « qui remettent en cause les pratiques illicites de Booking.com ». Le cabinet d’avocats a fait évaluer les pertes totales des hôteliers liées à Booking en France à 1,5 milliard d’euros, selon Marc Barennes.

Laurent Hosana vs Airbnb
“Une action m'avait frappée, concernant Airbnb, celle menée par un client français, notaire de profession, Laurent Hosana" rappelle Manuel Jacquinet. “Son fils a failli perdre la vie, en raison d'une location dont quelques éléments décisifs n'avaient pas été mentionnés dans l'annonce. Il a médiatisé son histoire, en y consacrant des sommes importantes et une campagne de publicité. Une transaction a été conclue, mais comportant je crois une clause de confidentialité. Les plateformes ne connaissent que le rapport de forces”. 

Le livre de Cory Doctorow sortira en octobre 2025. 

Sources ou extraits de l'article du Monde de Marion Dupont. 

Enshittification. Why Everything Suddenly Got Worse and What to Do About It
(Macmillan Publishers)

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