Ce sera tellement énorme que personne ne se posera la question

En quelques livres, films, podcasts, une petite histoire des mystifications réalisées au téléphone, des appels décisifs qui peuvent changer votre vie. Une sélection de lectures et visionnages conseillé pour l'été, par En-Contact. On est malheureusement obligés de débuter par un coup de colère.
0805 980 402, chez Citroën, le numéro de la honte ?
60 appels passés à la hotline Takata chez Citroën, en un an. Un seul appel a été répondu.
Des dizaines de conducteurs, fils, mère, sont morts au volant, à cause d'airbags Takata, défaillants. Citroën est l'une des marques de voitures impliquées, concernées. Mais la marque “mystifie” ses clients : depuis un an, En-Contact a passé plus de soixante appels au 0805 980 402, le numéro spécifique que la marque, propriété du groupe Stellantis, a mis en place pour renseigner ses clients, inquiets, et qui reçoivent un courrier leur sommant de ne plus conduire leur véhicule. Ces appels ont été émis à différents créneaux horaires de la journée. Un appel sur 60 nous a permis de dialoguer avec un téléconseiller. C'était en 2024.
A chaque appel, quel que soit le créneau horaire, le même message: “Bienvenue sur la ligne de campagne de rappels Takata. Malheureusement nous rencontrons des volumes d'appels élevés. Nous vous remercions de votre patience pendant que vous attendez dans la file d'attente jusqu'à ce que l'un de nos agents spécialisés en rappel Takata soit disponible pour prendre votre appel. Alternativement, si vous ne souhaitez pas attendre, veuillez utiliser le code QR figurant sur votre lettre (…)”
“On est débordés, dans un centre d'appels dédié à une gestion de crise, quand on n'a pas planifié suffisamment d'agents pour répondre. Quand on veut de la relation client pour pas cher” indique le directeur commercial de l'un des plus grands spécialistes mondiaux du BPO.
7 à 8 attaché(e)s de presse, directeur de la communication travaillent au service de presse, de Citroën ou Stellantis. Nous les avons sollicités, par mail et sur leur téléphone mobile pour comprendre les motivations et les stratégies d'adaptation à cet over-flow, ce submergement du numéro dédié. Aucun n'a répondu. Ils doivent être en vacances, en formation, en stage, en train de tourner des spots publicitaires pour la marque. Ou n'avoir pas le droit de prendre la parole sur ce sujet inflammable ? Allo Stéphane Cesareo, Xavier Bourdon (respectivement directeur de la communication et nouveau DG de la marque, depuis le 2 juin 2025).
On peut légitimement se demander également à quoi sont payés les directeurs de la qualité, de l'innovation, de l'expérience client dans des entreprise de ce type. Pour les directions des achats, on le sait depuis des années : il convient d'acheter, pas cher. Mais, pour l'innovation, la technologie ? Un seul exemple : des agents conversationnels permettent désormais, pour moins de 30 centimes la minute, de gérer ce type d'appels, de façon qualitative. Or, ces agents sont en capacité de répondre à des millions d'appels. On peut légitimement se demander pourquoi une telle incurie, un tel retard à l'allumage ? Les atermoiements des constructeurs et des autorités expliquent ce décalage, a écrit Le Monde.
NB: le caractère défectueux des airbags Takata a été révélé, prouvé, aux Etats-Unis, il y a plus de quinze ans déjà.
Un seul appel peut changer la donne. Aux moments clé de votre vie ou d’un parcours client, de la conversation avec la banque... Celui d’un télévendeur, d’une hôtesse d’accueil chez Air France, d’une source bien informée. Le destin d’Aircall, de Norah Jones, l’affaire Air Cocaïne auraient connu des issues différentes sans les appels de Chalom Malka, Sébastien Bonnaz, Patrick J. Pespas ou de la comptable de Blue Note. Deux livres récemment sortis et une série de podcasts ou de films donnent à voir et entendre les auteurs et le contexte de ces appels magiques, dont le cinéma commence à tirer des séries.

Dans les Caméléons, on découvre les auteurs et les techniques d’une équipe de faux conseillers bancaires, depuis le 14ème arrondissement à Paris.
Dans Ne quittez pas, un correspondant cherche à vous joindre, c’est l’histoire du télémarketing qui est racontée et de quelques génies du trunk SIP et des appels prédictifs. Celle aussi de la fin de ces techniques, pour cause de joignabilité en baisse des prospects.
Dans Je m’appelle Frank Colin, j’ai organisé Air Cocaïne, on découvre l’appel d’une hôtesse d’Air France, amie de Frank Colin, à quelques heures de l’arrestation de celui-ci sur le parvis de la Défense.
Dans le dernier épisode de Télévendeurs de génie, co-édités par En-Contact et hipto, c’est l’histoire de Chalom Malka qui est racontée et notamment celle d’un appel de légende que celui-ci émit, fin décembre 2015.
Chalom Malka, le tout premier commercial d’Aircall, a marqué Jonathan Anguelov, le co-fondateur de l’entreprise bien connue qui a transformé la téléphonie d’entreprises. Jonathan lui consacre même deux pages dans son autobiographie. En décembre 2015, Aircall, la société qui édite un logiciel pour faciliter la téléphonie d’entreprises et les call-centers désormais, n’a que quelques mois et pas atteint ses objectifs de chiffre d’affaires du trimestre. Chalom Malka se lance dans une série d’appels et se focalise notamment sur un prospect américain, afin de convaincre ce dernier de signer le bon de commande. Avant la fin décembre, évidemment !
Les recettes des télévendeurs de génie. Nouvel épisode, avec Chalom, qui a quitté Aircall et est désormais co-fondateur de Siit.

Extraits du livre de Jonathan Anguelov.
Je me souviens de Chalom, le tout premier commercial d’Aircall : entouré de toute l’équipe, il passe des dizaines de coups de fil. Il appelle tous ses prospects aux États-Unis, et en particulier un, qui est malheureusement injoignable. Mais Chalom ne lâche rien : il ne cesse de l’appeler. Ce client américain est entre deux avions, en partance pour le Nebraska où il doit aller fêter les fêtes de fin d’année avec toute sa famille... Quand, sur son téléphone, il voit s’afficher dix appels en absence, il rappelle Chalom, sûrement un peu inquiet. Ce dernier lui explique la situation, lui dit qu’on peut lui faire une promotion exceptionnelle pour les fêtes de fin d’années et que s’il signe aujourd’hui, il gardera ce prix mensuel toute l’année à venir (une trentaine d’euros par mois). Le client tique un peu, et lui répond qu’il n’est pas devant un ordinateur. Chalom met le haut-parleur dans l’open-space à ce moment-là et lui dit : « tout l’open-space vous écoute, je suis le seul de la société à ne pas atteindre mes objectifs de l’année, Monsieur, vous devez me donner un coup de main ! ». Le client rit : « Ok je peux vous donner mes numéros de CB ? » Et Chalom de lui répondre : « OUI je vais même vous faire toute la mise en place. » Le haut-parleur est toujours allumé, le client donne les numéros de carte bancaire, Chalom appuie sur Enter, tout le monde, autour de lui, regarde le petit sablier charger. La magie opère : PAIEMENT VALIDÉ Tout le bureau hurle de joie et applaudit, le client rit à nouveau et nous dit : « You, guys, are a bunch of crazy guys, good luck with your business and happy New Year ». Il raccroche. Il est 21 heures à Paris, quelques heures de moins aux États-Unis, et les objectifs d’Aircall pour décembre 2015 sont réalisés ! Nous atteignons les 60 000 dollars de MRR.

Le répondeur
Ce sera tellement énorme que personne ne se posera la question
Baptiste, imitateur de talent, ne parvient pas à vivre de son art. Un jour, il est approché par Pierre Chozène, romancier célèbre mais discret, constamment dérangé par les appels incessants de son éditeur, sa fille, son ex-femme... Pierre, qui a besoin de calme pour écrire son texte le plus ambitieux, propose alors à Baptiste de devenir son ‘répondeur’ en se faisant passer pour lui au téléphone… Peu à peu, celui-ci ne se contente pas d’imiter l’écrivain : il développe son personnage !
J’ai rêvé que quelqu’un prenne et réponde aux appels à ma place. Un imitateur.
Quiproquos, irruption du réel dans la mystification, le film aborde de façon décalée et réussie, notamment le problème du harcèlement téléphonique et du besoin de calme, parfois, dans nos existences. Mais pour une fois, ce ne sont pas des vendeurs d’alarme ou de panneaux solaires qui irritent mais ses proches, son ex-maitresse, sa famille. Pour écrire, la tranquillité importe. Mais les mystifications peuvent vous entrainer très loin.
Le scénario est inspiré d’un livre de Luc Blanvillain, édité chez Quidam éditeur. Nous en publions un extrait, ci-après:
Baptiste soupira. Il avait encore massacré François Hollande
C’était toujours pareil. Il n’était pourtant pas dur à faire, Hollande. Chez lui, dans l’intimité, Baptiste y parvenait parfaitement. Il suffisait de se figurer un fauteuil de cuir épais, des ongles sur les accoudoirs, et c’était parti. Il avait tenté d’expliquer plusieurs fois sa méthode, à ses parents d’abord, puis à d’autres artistes. Les plus polis faisaient semblant de comprendre mais apparemment, il était totalement atypique. Aucun autre imitateur n’avait besoin de se concentrer sur des images mentales pour s’approprier des voix. Ils s’entraînaient plutôt à la façon des chanteurs, parlaient tessiture et tonalité, travaillaient au casque. Lui, il écoutait la personne jusqu’à ce qu’une représentation figurative ou abstraite se forme dans son esprit et s’y fixe. Pour Balladur, une oseraie sous la lune, pour Françoise Hardy deux hélicoptères, une mare pâle pour Zidane et ainsi de suite. Après quoi, il reproduisait le phrasé, les intonations avec un réalisme étonnant. Peut-être, avait un jour suggéré un médecin, une forme d’imaginaire sonore synesthésique.
Mais le problème n’était pas là. Le problème était que le public lui faisait perdre ses moyens. Pas complètement, certes, mais sur scène il versait dans la caricature. En tête à tête avec Vincent, le directeur du théâtre, Baptiste était presque inquiétant d’authenticité. Les absents peuplaient la salle, les morts jacassaient.

Le rideau tomba dans une bruine d’applaudissements évasifs. On aurait pu, à l’oreille, compter le nombre de spectateurs. Baptiste s’écroula sur une chaise, dans la coulisse.
— C’était bien, affirma Vincent, c’était pas mal du tout.
Baptiste lui lança un regard navré. Entre eux, le courant était passé tout de suite. Ils avaient d’abord échangé des mails, bien avant que Baptiste ne quitte Angoulême pour tenter sa chance à Paris. Le théâtre alternatif de Vincent l’avait séduit d’emblée, une salle minuscule coincée entre un immeuble de bureaux et une supérette, dans le quatorzième, restaurée et animée par des bénévoles au sein d’une association sans le moindre espoir lucratif. La buvette proposait du maté, des orangeades bio et des bières fermières aux noix. Le public était essentiellement constitué d’amis d’amis.
— Non, j’ai foiré Hollande.
Extraits du livre Le Répondeur de Luc Blanvillain
Quidam éditeur.